Tout le monde s’accorde, aujourd’hui, sur le fait que la situation environnementale en Tunisie s’est dangereusement dégradée et constitue désormais un véritable souci au quotidien et un mobile sérieux qui stimule les luttes contre toutes les violations et atteintes.
Le département de la justice environnementale du Ftdes (Forum tunisien des droits économiques et sociaux) vient de publier son rapport annuel sur la situation environnementale en Tunisie « Les droits environnementaux : entre violations et luttes quotidiennes » qui met en lumière la situation des droits de l’homme surtout en matière d’environnement et jusqu’à quelles limites l’Etat tunisien a honoré ses engagements internationaux. En effet, le constat n’est pas nouveau. Mais il est de plus en plus alarmant : nous nous trouvons face à un paysage préoccupant, caractérisé d’un côté par la rareté des ressources, menacées de se volatiliser d’une façon irréversible, la pollution sous toutes ses formes, les défis des changements climatiques et l’absence de justice sociale, et, d’un autre côté, le déficit de conscience associé à l’absence de discernement chez les décideurs quant aux questions relatives à la manière de préserver les ressources et garantir leur pérennité ; d’où le rapport organique inéluctable entre ce qui est social et ce qui est politique ou environnemental. Il va sans dire que cet état des lieux renvoie clairement aux politiques cruelles de l’Etat et leurs répercussions déplorables sur les couches sociales notamment les plus vulnérables ainsi que sur les ressources naturelles. Face à la tension et l’affliction engendrées par les différents types de violations environnementales, la lutte devient une fatalité et un devoir que nous sommes appelés à assumer aussi bien individuellement que collectivement. Il est désormais nécessaire également de participer effectivement au changement et reconquérir les droits par tous les moyens de lutte possibles et les modalités potentielles.
Le fossé creusé entre l’Etat et le citoyen…
Les auteurs de ce chapitre, Menyara al-Majbri et Rehab Mabrouki, indiquent qu’après près d’un demi-siècle depuis la Déclaration de Stockholm sur l’environnement, dans laquelle les Etats membres ont déclaré que toutes les personnes jouissent du droit fondamental à «un environnement dont la qualité leur permettra de vivre dans la dignité et le bien-être», les atteintes à l’environnement continuent de se répandre dans de nombreuses régions tunisiennes, dont les traces sont perceptibles dans la prolifération des décharges anarchiques à l’échelle pratiquement de tous les gouvernorats, du sud au nord. Avec cette large propagation de plusieurs formes de pollution, causée par des politiques aberrantes et des choix environnementaux qui ne tiennent pas compte des droits fondamentaux des citoyens, dont le plus important est leur droit à un environnement sain, il n’est plus possible aujourd’hui de passer sous silence la marginalisation continue des droits environnementaux par l’Etat tunisien. Un Etat qui a échoué à traiter certains dossiers verts et à endiguer définitivement la colère populaire en prenant les mesures sérieuses qui s’imposent en vue de mettre un terme au danger de pollution et l’épuisement des ressources naturelles, ce qui a creusé le fossé entre l’Etat et le citoyen, qui s’est retrouvé face à un large éventail de défis et de dangers qui affectent son environnement et menacent, par conséquent, sa sécurité physique et son droit universel à la vie, surtout en l’absence d’une volonté politique relative au traitement des questions environnementales.
En effet, la bonne gouvernance de la question des déchets urbains et l’adoption de politiques optimales de leur gestion constituent aujourd’hui un défi généralisé auquel sont confrontées les sociétés modernes, car la méconnaissance des risques sanitaires liés à leur déversement anarchique, l’absence de systèmes de gestion et de déversement, le manque de ressources financières et humaines qui lui sont allouées, en plus d’un déficit de priorisation, quant à la question environnementale, constituent, à l’heure actuelle, le souci le plus courant lié à la crise des déchets. En Tunisie, la politique de gestion des déchets n’a pas pris la bonne direction depuis des décennies. Le rôle de l’Etat s’étant souvent limité à tenter d’apaiser la colère sociale en adoptant des solutions palliatives pour faire face à la question des décharges anarchiques, il s’est limité à les déplacer d’un endroit à un autre sans trouver de solutions radicales pour ce type de pollution. Ces solutions éphémères sont adoptées à chaque fois que les plans de gestion des déchets échouent ou en cas d’absence d’alternative officielle permettant de faire face à ce problème, ce qui atteste de l’incapacité de l’Etat à maîtriser les crises les plus complexes.
Il convient de noter que l’adoption de ces choix environnementaux dépend de certains principes animant le rapport aux décharges anarchiques. En effet, ces décharges sont installées dans les zones proches des quartiers populaires ou de zones rurales habitées par les groupes les plus démunis de point de vue économique, social et politique. Ces groupes, victimes de tels mauvais choix environnementaux, sont souvent à court de moyens financiers ou politiques leur permettant de défendre leurs droits garantis par la Constitution, ce qui les oblige à choisir la rue pour s’exprimer. Les protestations sont ainsi perçues comme le seul moyen de combattre ce crime environnemental commis à leur encontre surtout en regard de l’absence totale de contrôle dans le domaine environnemental et des règlements laxistes de l’Etat et de son manque de rigueur face aux problèmes environnementaux.
Un cadre institutionnel balbutiant et incapable
Selon les auteures de l’étude, le traitement institutionnel des questions environnementales en général et du dossier des déchets en particulier est resté insuffisant, faute d’avoir pu développer des stratégies pratiques prenant en compte les droits de l’homme, en particulier le droit des citoyens à un environnement sain, en adoptant des choix environnementaux erronés, où les plans de valorisation et de recyclage des déchets sont totalement absents, sans parler de l’incapacité à mettre en place des activités visant à extraire des matériaux recyclables pour pouvoir les utiliser comme source d’énergie. Le problème est également l’absence d’encouragement des entreprises industrielles pour les inciter à réduire la production de déchets nocifs, la fabrication et la distribution de produits qui ne causent pas de dommages importants sur l’environnement, ainsi que la faible application du contrôle sur les décharges municipales afin de mettre un terme à l’incinération anarchique des déchets responsables de la propagation de pas mal de maladies et infections.
Actuellement, on compte 13 décharges contrôlées en Tunisie, dont 4 ont été fermées à Monastir, Djerba, Agareb et Kerkennah du gouvernorat de Sfax en raison des protestations sociales, d’autant plus que les déchets médicaux sont déposés dans certaines décharges dédiées aux déchets ménagers, comme celle de Al-Gonna à Agareb, tandis que le reste des zones, non loin des quartiers résidentiels, connaissent un déversement anarchique des déchets, ce qui cause des dommages considérables affectant le sol et la nappe phréatique, étant donné que les déchets contiennent souvent des éléments dégradables, ce qui affecte la qualité de l’écosystème en général, dont les habitants se plaignent de la propagation d’odeurs fétides, de moustiques et de maladies infectieuses.
Il convient de noter aussi l’absence de planification et l’incapacité des structures administratives face à la question de traitement des déchets, ainsi que l’imbrication des compétences et l’inefficacité des actions municipales, qui peinent à trouver des solutions urgentes en suivant la technique d’enfouissement ou de déplacement des décharges vers des endroits plus éloignés. Ils font ainsi des déchets une crise environnementale et administrative. Cette situation soulève la question de savoir si la crise des déchets urbains est plutôt liée à l’échec des institutions étatiques à faire face aux crises à l’heure actuelle en raison de l’instabilité politique ou si elle a en filigrane des racines juridiques et administratives. Il est donc grand temps de réagir. Le mode de gestion des autorités de ce dossier nous incite à tirer la sonnette d’alarme sur la déficience des solutions apportées et l’absence d’alternatives. Se contenter du simple transfert des déchets d’un endroit à un autre est insuffisant et reflète une gestion administrative improvisée et confuse en plus de l’absence de programmes et de stratégies fiables.
Le citoyen entre l’enclume de la soif et le marteau de la pollution de l’eau
En Tunisie, il existe de nombreux problèmes relatifs à ce secteur dont la gestion inégalitaire de l’Etat, des investisseurs, la mauvaise gestion, la corruption, la bureaucratie et le manque d’investissement dans le capital humain et les infrastructures, de sorte que le citoyen reste, par excellence, la première victime de cette situation. La crise sanitaire du Covid-19 a été une conjoncture qui a permis de dévoiler la vérité sur ces politiques, car cette épidémie, qui nécessite un protocole sanitaire particulier, une stérilisation permanente des mains et une hygiène stricte, a révélé l’inégalité en matière d’accès au droit à l’eau dans les différentes régions du pays. Il n’y a même pas d’eau dans un certain nombre d’établissements d’enseignement et de centres de santé de base, notamment dans les régions de l’intérieur du pays. Selon le communiqué du ministre de l’Education, Fathi Sellaouti, 1.415 écoles primaires ne sont pas raccordées au réseau de la Sonede, et la plupart d’entre elles sont adhérentes aux associations de l’eau, qui, à leur tour, souffrent de plusieurs problèmes, dont le plus important est l’endettement à la Société tunisienne d’électricité et de gaz (Steg). Malgré cette crise sanitaire, l’Etat n’a pas tiré les leçons et poursuit, malgré tout, les mêmes politiques défectueuses, et n’a même pas cherché une solution radicale pour enrayer la crise de la soif et mettre en œuvre une politique juste traitant les citoyens sur un pied d’égalité en assurant les droits fondamentaux dont le plus important est celui de l’accès à l’eau.
Par ailleurs, le secteur de l’eau est étroitement lié à tous les autres secteurs et représente le sixième objectif des ODD, qui vise à mettre fin à la pauvreté, à protéger la planète et à faire en sorte que tous jouissent de la paix et de la prospérité d’ici 2030. Cependant, l’investissement en Tunisie continue à épuiser les ressources hydriques : l’agriculture consomme à elle seule 70% de ces ressources, tout comme le secteur de l’industrie, qui consomme d’importantes quantités d’eau non recyclées rejetées dans la mer. L’absence d’eau, sa pénurie, et sa pollution sont parmi les défis majeurs auxquels la Tunisie est confrontée, notamment sous l’impact du stress hydrique, dont les signes sont explicites pendant les années de sécheresse que connaît actuellement le pays.
Il faut le dire, la crise de l’eau ne cesse de s’aggraver en Tunisie, pour plusieurs raisons dont la plus importante est l’échec des politiques et des choix entrepris par l’Etat pour gérer ce secteur, qui s’est traduit par plusieurs mouvements de contestation enregistrés principalement à Kairouan et à Kasserine selon les chiffres communiqués en 2021 par l’Observatoire Social Tunisien,199 et 168 mouvements dus à l’absence totale d’eau, à son interruption fréquente, ou à la dégradation de sa qualité. La part d’eau par habitant en Tunisie représente 450 m3 par an, contre une moyenne mondiale estimée à 1.000 m3 si la situation demeure inchangée.
Outre les zones qui souffrent du stress hydrique, cet élément vital est totalement absent dans plusieurs zones : environ 300.000 Tunisiens vivent totalement sans eau, s’ajoute à cela l’absence de raccordement à la Sonede et aux associations de l’eau. Certaines communautés locales se trouvent dans l’obligation de recourir à des sources, des ruisseaux et des puits ou en achetant de l’eau à des fournisseurs inconnus. D’autres souffrent de fréquentes coupures de l’eau fournie par la Sonede ou les associations de l’eau. Cela est dû à l’endettement et à la mauvaise gestion des associations de l’eau, la vétusté des équipements de raccordement, les retards de réparation des pannes causant ainsi un gaspillage d’eau pendant plusieurs jours, sachant que le nombre moyen des pannes varie entre 60 et 70 pannes par jour, portant le nombre total à 221.371 pannes, réparties entre 19.852 des conduites d’eau cassées et 2.015.519 fuites.